Cette interview est la quatrième de la série « UX & journalism ». Retrouvez les autres dans la catégorie éponyme.
Flavien Plouzennec est ex responsable de la rédaction web de Nice-Matin. Il est aujourd’hui UX designer à Dublin.
Quelle est ta définition de l’UX Design ?
Peut-on dire que les pratiques de l’UX design sont présentes dans les projets de journalisme web (sites, productions interactives ponctuelles…) ?
C’est difficile de faire une réponse globale. Il y a déjà plein de bonnes pratiques qui peuvent venir de chefs de projet, du marketing, du développement et de la rédaction elle-même. La plupart des médias ont compris ou comprennent que toiletter un site web tous les quatre ans et choisir à la courte-paille entre un modèle pub ou un paywall ne suffit plus. Il y a trop de types d’audience, de supports, de canaux, de contextes, etc. Il faut essayer de viser juste, de donner la priorité à ce qui marche, abandonner ou modifier ce qui marche moins.
As-tu des exemples en tête ?
Les USA semblent en avance dans ce domaine…
L’an dernier, le New York Times a produit un rapport interne passionnant sur l’innovation. Le document, qui a “fuité” un peu partout, insiste sur la nécessité impérative pour la « Vieille dame grise » de repenser en profondeur la façon dont elle « sert » ses lecteurs numériques. Le rapport propose d’embaucher des designers UX, des responsables de produits, des analystes de données. Il conseille également à la rédaction de casser la culture des « silos » et de collaborer davantage avec les services qui travaillent déjà sur l’UX au sein du groupe: designers, front-end développeurs, chefs de produits, etc.
Le rapport cite par ailleurs le responsable de l’architecture du Washington Post Greg Franczyck. Celui-ci estime que « le problème avec le site [du Washington Post], c’est que c’est encore un site classique, marqué par son héritage – une représentation du média papier sur le numérique ». Le groupe racheté par le patron d’Amazon Jeff Bezos veut au contraire « changer de modèle, en construisant un site qui marche d’abord pour les utilisateurs ».
C’est assez sommaire mais ça résume assez bien l’enjeu pour ces grands médias historiques. Ils sont bousculés par les nouvelles « start-ups » de l’information comme Vox, Gawker ou Buzzfeed, qui ont intégré les pratiques de l’UX et les circuits d’innovation courts. Quant à l’audience, elle ne tombe plus du ciel, il faut aller la « chercher ». Ce qui nécessite de nouvelles organisations et des pratiques centrées sur l’utilisateur.
Tout cela est-il très récent ?
Non, en 2010, le journaliste Jonathan Stray, qui travaillait à l’époque pour l’AP, expliquait qu’après avoir perdu leur monopole de diffusion, les médias allaient devoir imaginer des produits journalistiques « utiles ». Il en faisait même une question de démocratie.
Pourquoi être passé du journalisme à l’UX ? As-tu la volonté de marier les deux ?
Il y a des passerelles intéressantes entre les deux disciplines, en tout cas avec les journalistes numériques qui réfléchissent beaucoup aux nouvelles façons de répondre aux attentes des utilisateurs.
Une partie du métier d’UX designer pourrait se rapprocher de celle d’un secrétaire de rédaction. On réfléchit au contenu d’une interface, à la manière dont l’information est hiérarchisée, là où l’utilisateur va porter son regard, là où il va attaquer sa lecture, accéder à une autre page, etc. Les décisions sont motivées à la fois par des règles d’ergonomie et par de la recherche, à la fois quantitative (les analyses de données) et qualitative (des entretiens, des observations sur site, des focus groups, etc.). La comparaison s’arrête là car le champ de l’UX me semble beaucoup plus vaste. Mais il y a la même envie d’intéresser, de guider et de faire plaisir au lecteur avec une série de méthodes pour y parvenir.
Quand j’étais responsable de la rédaction web de Nice-Matin, j’ai participé à pas mal de réunions sur l’évolution des sites ou des applis mobiles. On perdait beaucoup de temps en discussions stériles sur la couleur des titres, les rubriques qui devaient apparaître dans les menus primaires ou “au dessus de la ligne de flottaison”. Faire plus de recherche, prévoir des tests utilisateurs et mesurer nos succès/échecs, nous auraient permis d’être beaucoup plus efficaces. Je trouve aussi extrêmement important d’avoir, dans les équipes, des personnes qui « représentent » l’utilisateur. Car tout le monde à une excellente raison de « l’oublier » pour placer son module ou sa pub en tête de page.
Sur un plan plus personnel, l’ancien journaliste que je suis n’a pas l’impression d’un virage à 180°. Alex Schmidt, une journaliste de la radio publique américaine NPR devenue UX designer a écrit un super post sur son changement de carrière. Parmi les points communs entre les deux professions, elle note qu’un UX designer passe une partie de son temps à apprendre, observer et poser des questions; est soucieux d’être compris; sait observer et synthétiser des masses d’informations. L’UX designer sait aussi qu’il ne détiendra jamais qu’une partie de la vérité.