Chatila, un quartier de Beyrouth (presque) comme les autres

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Chatila est un symbole de la cause palestinienne. Tristement célèbre aux côtés de Sabra pour les massacres qui s’y déroulèrent en septembre 1982, cet espace existe dans l’imaginaire occidental comme un lieu sinistré et inerte. Fantasmée ou non, cette image n’est plus d’actualité.

Article co-rédigé avec Maxime Grimbert

Il faut lever haut la tête pour deviner le soleil qui diffuse sa chaleur sur tout le Liban. Dans le camp de réfugiés palestiniens de Chatila, au sud de la capitale, il se cache derrière les habitations hautes de quatre à six étages, parfois huit, collées les unes aux autres. Les tentes signées « U.N. » ont disparu. Elles n’ont servi qu’un temps, au lendemain de la Nakba de 1948, « la catastrophe » en arabe, pour répondre à une situation humanitaire d’urgence. Au moment de la création de l’État d’Israël, d’innombrables Palestiniens quittèrent la région et se réfugièrent dans les pays alentours, dont le Liban. Aujourd’hui, les tentes sont devenues des immeubles.

Ces petites tours forment un dédale de ruelles d’un kilomètre carré dont les plus étroites empêcheraient même les plus jeunes d’écarter complètement les bras. Sur les toits, on distingue les réservoirs d’eau potable et, entre les constructions, une étrange canopée de câbles, de tuyaux et de passerelles. En contrebas, on en aperçoit les fuites qui ruissellent parfois jusqu’à croiser un enchevêtrement de câbles électriques dénudés.

A l’instar des villages ruraux de Palestine dont se souviennent les plus âgés des habitants, le camp est construit autour de deux axes principaux. Pas de grandes avenues, mais des rues goudronnées qui permettraient tout juste à deux voitures de se croiser si ce n’étaient les étals et le fourmillement des marchands ambulants.

La sédentarisation forcée des réfugiés palestiniens

En 1949, un an après qu’Israël ait refusé le « droit au retour » aux Palestiniens, l’ONU créa l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (en anglais UNRWA, pour United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East). L’ONU le dota d’un mandat humanitaire de développement, qui prévoyait l’intégration de cette population dans les pays d’accueil.

Ces réfugiés perdirent eux aussi l’espoir de pouvoir « rentrer » et se sédentarisèrent petit à petit. Les habitants de Chatila étaient trois mille il y a soixante ans, ils seraient désormais jusqu’à vingt-cinq mille à se partager la même superficie. Si des habitations convenables côtoient quelques taudis sans portes ni fenêtres, aucune trace en revanche de terrain vague. Le mètre carré est précieux. Ainsi faute de pouvoir briser les frontières horizontales, le camp s’agrandit à la verticale.

Ce développement urbain se réalisa par vagues. Avant les accords du Caire de 1969 persistait l’interdiction de construire un toit en béton et les Palestiniens se contentaient de tôle ondulée. Dans les années 1970, l’Organisation de libération de la Palestine versa d’importantes sommes d’argent qui servirent à l’urbanisation des camps : construction d’habitations, modernisation de rues… Mais entre 1985 et 1987, Chatila subit « la guerre contre les camps » : trois sièges suffirent à le raser. Depuis la fin de la guerre civile libanaise (1975-1990), plus aucune règle n’encadre sa restauration et tout est bricolé.  Hala Abou-Zaki, doctorante à l’EHESS, ajoute que « les infrastructures existent, mais n’évoluent pas et ne s’adaptent pas à la forte augmentation de la population dans cet espace restreint ».

Des pouvoirs qui n’arrivent pas à s’entendre

Sur les murs, pas de publicités pour des produits de beauté, mais des drapeaux aux couleurs des différentes factions Palestiniennes. Les camps de réfugiés palestiniens ne sont ni contrôlés par les États, ni gouvernés par l’UNRWA. Leur gestion politique revient depuis 1969 aux Comités Populaires, dont les membres sont officiellement nommés par les groupes politiques basés dans les territoires palestiniens. À Chatila, six factions sont représentées par six comités qui n’arrivent globalement pas à s’entendre, à quelques exceptions près.

Rapidement, nous remarquons la stabilité et la sécurité ressenties par les habitants à l’intérieur du camp. À l’Ambassade française de Beyrouth, des conseillers nous assurent que « le camp est un lieu de présence de l’islamisme radical et une plaque tournante de la drogue et des armes. Les factions se tolèrent donc entre elles pour faire face à la montée du djihadisme ». Nous connaissions Beyrouth, remplie de différentes forces armées libanaises très visibles avec leurs guérites encadrées de barbelés, leurs chars et leurs contrôles sauvages. En revanche, nous découvrons à Chatila que la sécurité est assurée par des groupes paramilitaires officieux. Et la surveillance est incontestable, bien que moins visible. Par exemple, un homme nous demande lors de notre première visite, tout sourire mais avec insistance, la raison de notre présence. La scène se déroule sous les regards discrets mais attentifs de plusieurs autres hommes. Quoi qu’il en soit, nous n’observons aucune violence.

L’État libanais ne se désintéresse pas totalement des camps et les surveille à distance. Son absence sur le terrain est une conséquence de sa peur de l’implantation des Palestiniens. « Settlement est un mot tabou à cause des sensibilités communautaires », explique Lina Hamdan, responsable de la communication du Lebanese-Palestinian Dialogue Committee. « Malheureusement, rien ne réglemente leur présence et il n’existe même pas de définition du statut de réfugié au Liban ». Ce flou diplomatique crée un espace protecteur pour les habitants du camp, d’autant que l’accès à Chatila est libre.

Un cimetière de martyrs pour contourner les checkpoints

Pour y accéder, nous passons la première fois derrière le Bois des Pins, à hauteur d’un grand rond-point. La banlieue sud contrôlée par le Hezbollah, qui détient dix pourcent de sièges au Parlement ainsi que la première force militaire du pays, commence ici et la frontière est marquée d’une série de checkpoints. Les soldats libanais semblent, comme partout à Beyrouth, s’y ennuyer et n’hésitent pas à vérifier l’absence de tampon israélien sur nos passeports. Nous quittons le vrombissement des voitures fonçant sur la voie rapide, traversons les ronronnements des ateliers de réparation de Sabra et, enfin, rejoignons les bruits stridents des mobylettes qui slaloment dans le camp de Chatila. Nous sommes accueillis par un immense portrait de Bachar el-Assad (1) qui en matérialise la délimitation. D’autres fois, nous évitons ce checkpoint en empruntant un accès plus direct entre Beyrouth et Chatila, le cimetière des martyrs palestiniens, hors de contrôle de l’armée libanaise.

« Dans l’esprit, un camp est clos. [Mais] Chatila est très intégré, à l’inverse [d’autres camps libanais] (2). Ici, les Palestiniens ont toujours été autorisés à circuler » explique Kamel Dorai, chercheur au CNRS. À l’exception de la période de l’occupation syrienne, entre 1990 et 2005, durant laquelle l’armée surveillait et entourait les camps. Aujourd’hui, « Chatila est devenue une banlieue de Beyrouth », nous déclare le porte-parole de l’UNRWA.

D’ailleurs, beaucoup d’habitants travaillent à l’extérieur. D’autres résidents de la capitale, palestiniens ou non, y viennent tous les jours pour exercer une modeste activité de vendeur. Tous les produits de première nécessité sont à portée de main, au marché, dans les rues ou dans la multitude de boutiques qui ressemblent aux bazars des rues françaises. Nous passons même devant de petits entrepôts de mouchoirs ou de papier toilette.

Un dynamisme à rendre jaloux certains maires de France

En effet, au Liban, soixante-treize professions sont interdites aux Palestiniens. Dans le camp, explique Hala Abou-Zaki, « il existe en revanche beaucoup d’opportunités. C’est le seul endroit où les Palestiniens peuvent jouir de leurs droits car on peut y contourner les limitations politiques ». Et c’est vrai, les artères commerçantes de Chatila sont dynamiques à en rendre jaloux de nombreux maires de France.

Elle nuance néanmoins le propos : « Le camp côtoie certes des quartiers qui sont encore plus marginalisés, avec une plus grande paupérisation. Mais des frontières morales existent, comme celles entretenues par l’UNRWA, les médias ou encore les ONG dont la volonté est de créer du lien entre le camp et l’extérieur. Cela implique que l’espace soit fermé. Tout un système repose sur cette exception ». Entre autres exemples, les aides de l’UNRWA et des ONG qui pallient les insuffisances de l’activité économique locale.

La première source de revenu pour les Palestiniens vient justement de l’UNRWA, qui distribue précisément 1$ par personne et par jour pour l’alimentation et 100$ par famille et par mois pour le logement (3). Il est par ailleurs le premier employeur du camp puisqu’il recrute parmi les Palestiniens le personnel de ses écoles, cliniques et centres administratifs. L’éducation est son activité principale, à l’instar de la grande majorité des institutions locales. Les constructions dédiées forment une bulle protectrice et apaisante. Hors du monde, les jeunes réfugiés de cinq à quatorze ans n’ont pas toujours de chaussures, certainement pas de manuels scolaires et rarement de quoi écrire. Mais ils apprennent la lecture, le calcul, l’anglais ou la danse… Leur concentration est remarquable, nous sommes les seuls perturbateurs. Élèves et enseignants nous font la fête, heureux de rencontrer des visiteurs et fiers de leurs progrès récents.

Chatila est une zone de très forte concentration d’ONG. Certaines accompagnent l’UNRWA pour subvenir aux besoins fondamentaux et délivrent les chèques humanitaires. Mais, installés depuis si longtemps, les habitants espèrent plus que des distributions de rations alimentaires et de couvertures. Ainsi, beaucoup d’associations que nous avons rencontrées défendent des programmes spécialisés. Des écoles de musique pour faire de la résistance passive, des rencontres sportives entre Palestiniens et Libanais, des formations à l’entrepreneuriat, des ateliers intellectuels… (4)

La xénophobie à Chatila, un symptôme libanais

Le développement ne peut pourtant pas se poursuivre de cette manière, en pente douce. Historiquement, l’aide humanitaire est essentiellement tournée vers les Palestiniens. Mais depuis la fin de la guerre civile libanaise, ils ne sont plus les seuls à investir Chatila, qui est l’un des rares havres de sécurité pour les nouveaux réfugiés et immigrés arrivant à Beyrouth.

Les nouveaux arrivants étaient surtout issus de l’immigration sud-asiatique. Depuis quatre ans, se sont des réfugiés qui fuient la guerre civile en Syrie voisine, bravant la fermeture de la frontière syro-libanaise survenue l’année dernière.

Le bilan est sans appel. Kamel Dorai estime qu’aujourd’hui dans le camp, moins de la moitié de la population est palestinienne. Le porte-parole de l’UNRWA nous explique pour sa part que « le mandat onusien, limité aux Palestiniens, ne s’applique plus qu’à un tiers du camp ».

« Cette évolution aggrave la situation sociale. En 2011, la plupart des Palestiniens au Liban compatissaient avec les nouveaux arrivants de Syrie. Depuis, ils ont développé une haine concurrentielle à leur égard. Car les Syriens n’ont pas d’interdiction de travail et bénéficient des aides d’urgence des associations » analyse Sylvain Perdigon, chercheur en anthropologie à l’Université américaine de Beyrouth. Par ailleurs, de nouvelles associations apparaissent à destination exclusive des réfugiés syriens (5). Il poursuit : « Certains d’entre eux, des Palestiniens installés en Syrie jusqu’à la destruction de leur camp en 2013 (6), bénéficient en plus des versements de l’UNRWA et sont considérés comme privilégiés », bien qu’ils soient deux fois réfugiés et vivent probablement la pire situation. Il conclut : « Les Palestiniens s’intègrent à la société libanaise par la xénophobie, en s’unissant aux Libanais contre les réfugiés syriens ». Chatila n’est donc plus une « question palestinienne », mais un espace en mutation. Et c’est son intégration progressive au « grand Beyrouth » qui déterminera certainement l’évolution d’une situation humanitaire toujours préoccupante.

1 – Le régime syrien est soutenu par le Hezbollah, lui-même officiellement allié historique des Palestiniens. « Les amis de mes amis sont mes amis » est un dicton applicable, aussi, au Proche-Orient.
2 – Les camps de Mar Elias, Chatila et Bourj el-Barajneh, les plus proches du centre de la capitale, sont « ouverts ». Les neuf autres camps de réfugiés palestiniens du pays sont hermétiquement clos. La présence de l’islamisme radical, du trafic d’armes, de drogues et de mouvements de révolte y est plus importante. Ils sont entourés decheckpoints libanais et les allées et venues sont soumises à autorisation.
3 – En principe, l’UNRWA est locataire de terrains qui forment Chatila (les bailleurs sont des propriétaires libanais privés) et en accorde l’usage gratuit aux Palestiniens. Les habitants du camp ne sont donc pas propriétaires, mais la sous-location est systématique. Notamment parce que les Palestiniens « qui s’en sortent » quittent le camp pour vivre à Beyrouth et sous-louent leurs anciens logements. De fait, les nouveaux habitants du camp s’acquittent le plus souvent d’un loyer.
4 – Parmi les associations spécialisées que nous avons rencontrées : Al-Kamandjati tient une école de musique à Chatila qui permet aux élèves palestiniens d’intégrer les conservatoires libanais et français. « À travers les cours et les concerts, l’association compte affirmer et valoriser l’identité collective et culturelle palestinienne… En somme, une résistance pacifique » explique Julie Vautard, la responsable au Liban ; Unite Lebanon Youth Project forme des équipes de football et un programme média pour rassembler Libanais et Palestiniens ; Basmeh & Zeitooneh, propose aux femmes du camp des programmes d’initiation à l’entrepreneuriat.
5 – En général, ces associations semblent être gérées par des Syriens vivant au Liban, comme l’association Najda Now très impliquée à Chatila.
6 – À Damas, le camp de Yarmouk accueillait 150 000 Palestiniens en 2011. Depuis le siège mené par le régime syrien, on n’en compte plus que 18 000. La majorité a fui le pays.