Syriens au Liban : “Nous n’avons plus d’identité”

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Le document de voyage de Fatih

Bêjen est kurde, Fatih est Palestinien. Ils viennent tous les deux de Syrie. Ils vivent actuellement au Liban dans des conditions humanitaires difficiles et, de fait, dans la quasi-clandestinité. Ils subissent des discriminations, ne se sentent jamais en sécurité et rêvent de pouvoir quitter le pays. Pourtant, même si leurs parcours et leurs situations sont très différents, ils ont découvert ici que leur identité n’était pas celle qu’ils pensaient avoir.

Portraits croisés.

« Le Kurde de Syrie qui dort sur le canapé n’est à Beyrouth qu’en transit »

Jusqu’au début de la guerre civile, en 2011, Bêjen* vit paisiblement en Syrie. Il a 25 ans et ne compte pas du tout faire son service militaire dans l’armée du régime alaouite contre qui commence à se lever une révolution. Il émigre. La frontière syro-libanaise n’est pas encore fermée, mais il doit néanmoins verser un pot-de-vin important à Damas pour obtenir un passeport – théoriquement, il faut avoir terminé la conscription pour en avoir un. Document en poche, il se rend au Liban et s’acquitte d’un nouveau pot-de-vin en échange d’une carte de séjour valable six mois, qui coûte normalement 400$. Il renouvelle l’opération deux fois ensuite : c’est un migrant régulier, pas un réfugié. De toute manière, Beyrouth n’a pas signé la convention relative au statut des réfugiés: au Liban n’arrivent que des immigrants en règle et des clandestins. Pour les mêmes raisons politiques, dont une peur bleue de reproduire la situation des camps palestiniens, le gouvernement libanais est très divisé quant à la mise en place de camps pour les syriens qui fuient la guerre civile.

Les ennuis ne font que commencer

Sa dernière tentative de renouvellement de titre de séjour échoue : il est arrêté par la Sûreté Générale, l’équivalent du Ministère de l’Intérieur, et passe les six mois suivants dans une terrible et célèbre prison. Malgré le versement de fortes sommes d’argent, il ne récupérera jamais ses papiers d’identité et commence à vivre dans la peur des forces de sécurité. Il risque d’être arrêté à nouveau et d’être renvoyé en prison ou pire ! en Syrie, où il serait jugé comme déserteur – une perspective peu alléchante. Il ne se sent jamais en sécurité.

Pour autant, Bêjen refuse de rester enfermer dans son logement temporaire. « Ca serait pire que la prison. De toute façon j’ai l’habitude de faire attention à tout et à tout le monde, pour voir mes amis par exemple ». Après avoir été cuisinier, colleur d’affiches ou encore agent d’entretien à l’Université Américaine de Beyrouth, il donne au noir des cours d’arabe à des expatriés et dors sur le canapé d’une colocation d’expatriés, dans un quartier chrétien de classes moyennes. Il économise lentement mais sûrement. Il essaye de normaliser sa vie ici, de rencontrer des filles et de nouveaux amis. Il se considère comme une exception, car sa situation est plus confortable que celle de la plupart des autres réfugiés syriens.

(Re)vivre les discriminations

Son plus gros problème, leur plus gros problème à tous, se sont les discriminations incessantes envers les Syriens. Bêjen la rencontre d’abord face à l’administration. Et être sous la protection de l’ambassade de France n’aide pas vraiment, puisqu’il est maintenant considéré comme un réfugié. Il n’a pas le droit d’aller à l’Université, alors qu’il rêve de suivre des cours de relations internationales, « prof d’arabe, c’est un job alimentaire ». Mais il a la chance toute relative de vivre à Beyrouth. Dans environ vingt-cinq municipalités du nord-est du Liban, les « milices d’auto-défense » ont installé un couvre-feu pour les Syriens, encouragés par le Ministre du Travail libanais.

Bêjen reconnaît que les plus fréquentes discriminations sont individuelles, vécues au quotidien, et émanent de « tous les Libanais ». Il perçoit la haine de ces libanais à l’égard des Syriens. Peut-être parce que les Libanais ne connaissent de la Syrie que ses militaires et les quinze années d’occupation, comme l’évoque le documentariste Julien De Gonzagues. Notre ami réfugié nous fait aussi part de propos entendus ici ou là : « les Syriens amènent les djihadistes au Liban », « les Syriens vont apporter avec eux la guerre civile et les violences »… Alors, les Syriens ne peuvent pas louer de voiture car les loueurs craignent que leurs véhicules ne soient utilisés dans des attentats à la voiture piégée. Les Syriens n’arrivent pas à se faire des amis Libanais ni à draguer des Libanaises. Les syriens ne peuvent pas louer d’appartement : les mots « No Syrians » sont égrainés en prérequis par les bailleurs, y compris celui du logement actuel de Bêjen. Pour pouvoir y vivre, ses colocataires cachent son identité.

L’identité minoritaire comme kit de survie

En Syrie, Bêjen se sentait kurde avant tout. Il en avait toujours été ainsi, sauf dans les premiers temps de « la Grande Révolution », durant lesquelles il a cru à l’unité du peuple syrien face à un ennemi commun, le président Bachar el-Assad. Et puis il s’est rendu compte que les rebelles se fichaient de la question kurde. Sa petite amie lui donne raison : à Paris le rassemblement pro-révolution syrienne, qui a eu lieu tous les samedi durant deux ans, se serait très vite divisé en deux. L’un acceptant la présence de drapeaux kurdes, l’autre la prohibant. Alors il s’est senti kurde uniquement, à nouveau, plus que jamais.

Une fois son périple jusqu’au Liban terminé, en revanche, il découvre son identité syrienne. Il est traité en Syrien, quoi qu’il en pense personnellement et quoi qu’il nous en dise à la lueur d’une bougie, pendant une coupure d’électricité. Le gouvernement du Liban ne supporte plus tous ces Syriens qui fuient la guerre. Les Libanais pas tellement plus. Même les 450 000 Palestiniens libanais, d’abord solidaires avec ces nouveaux arrivant en galère se sont rapidement retournés contre eux. C’est ce que le chercheur Sylvain Perdigon appelle « l’intégration par la xénophobie » : Palestiniens et Libanais se rapprochent pour s’éloigner des Syriens. Ceux-ci sont maintenant entre 1,5 et 3 millions au Liban selon les estimations, « prennent les boulots des Palestiniens et des Libanais », « font s’effondrer les salaires » et bénéficient « de plus d’aides de l’ONU » que les habitants traditionnels du pays.

Dans la tempête quotidienne de racisme et de discriminations, Bêjen essaye tant bien que mal de se rattacher à son identité kurde. « Dans l’esprit des Levantins, les Kurdes sont un peu comme vos résistants de 39-45 », me glisse-t-il un jour. Dans les taxis en commun par exemple, pour ne pas subir les insultes du chauffeur et des autres passagers. Ou pour faire valoir sa cause auprès d’associations comme l’IRAP, grâce à laquelle des avocats états-uniens l’aident à préparer son dossier pour le Haut Comité pour les Réfugiés de l’ONU. D’autres nous rapportent des cas de franco-syriens parlant français en public, pour que leur accent syrien ne soit pas reconnu en arabe. Et des Palestiniens venus de Syrie pour les mêmes raison que Bêjen nous expliquent qu’ils se présentent toujours comme Palestiniens, surtout pas Syriens. Chacun sa technique !

Bêjen réussi finalement, le jour de notre retour en France, à obtenir son exit visa. Il s’empresse de prendre un billet pour la France. Il est très heureux, mais il n’est pas confiant. Il ne le sera qu’une fois à bord de l’avion. Il doit encore traverser les check-points de la Sûreté Générale, du Hezbollah, de l’armée et celui des FSI, les Forces de Sécurité Intérieur.

Il en rêvait. La France… Il apprend la langue depuis des mois. Parce qu’il y sera en sécurité et qu’il pourra y avoir un futur, bien sûr… Mais mieux que tout, il sait qu’au bout de quelques mois il aura le statut de réfugié, le droit de résider en France définitivement et un passeport. C’est sa seule chance de retourner voir sa famille en Syrie, comme touriste étranger. C’est cela, son objectif final. Car d’après lui, « la situation des réfugiés syriens en France n’est pas tellement meilleure qu’au Liban».

« Pour nous Palestiniens, la question est de savoir ce qui est le moins pire, pas le mieux »

Au sud de Damas, le camp « non officiel » de Yarmouk accueille environ vingt mille habitants. Pourtant, avant les bombardements et l’assaut de l’armée syrienne, 250 000 personnes y vivaient. Des réfugiés palestiniens, mais aussi des syriens ou des immigrés de divers pays. Le quartier était attractif et se développait économiquement. Pour Fatih, cela ressemblait à Ashrafiey, un quartier de Beyrouth pour classes moyennes supérieures. Sa vision, sans doute exagérée, n’est pas anodine.

« Il n’y avait pas de problèmes à Yarmouk, c’était un endroit tranquille »

Après avoir fui Yarmouk et sans quitter la Syrie, la famille s’installe dans une maison. Mais les ennuis ne font que commencer. L’État les soupçonne de soutenir l’armée syrienne libre… Et inversement. Un jour, les militaires de l’armée syrienne débarquent et fouillent toute la maison alors qu’ils sont là. Lorsque Fatih, âgé de quinze ans à l’époque, les salue, les militaires le collent au sol avec leur fusil sur la tempe.

Les ennuis ne font que commencer

À la suite de ces événements, la famille décide de quitter la Syrie. Pour se déplacer, ils n’ont que leur « document de voyage », l’équivalent du passeport palestinien. Ils rejoignent un camp à Tyr, puis à Sour, dans le sud du Liban et traversent la frontière déjà fermée à l’époque en tant que réfugiés clandestins. Ils resterons un an dans chaque camp avant de rejoindre Burj-el Barajneh, le plus grand camp de Beyrouth. Depuis quelques jours, ils sont à Chatila, tristement célèbre pour les massacres perpétrés en 1982 par les Phalangistes. Le camp est situé à la limite entre la municipalité de Beyrouth avec le quartier populaire de Sabra et la banlieue sud, contrôlée par le Hezbollah et Amal. L’UNRWA (l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) comptabilise officiellement neuf mille habitants dont 40 % de Palestiniens.

Fatih et son père ne sont retournés qu’une seule fois en Syrie depuis 2012. Ils y ont effectué leur service militaire obligatoire, même pour les réfugiés palestiniens, aux côtés de l’armée Syrienne.

(Re)vivre les discriminations

Alors que les réfugiés palestiniens sont égaux aux Syriens, ils se sentent inférieurs au Liban. Ici, tout est un problème d’argent et de confession. « Dans la vieille ville de Damas, les musulmans, les chrétiens et les juifs étaient dans la même classe. Cela n’existe pas au Liban. La première chose que l’on va regarder, c’est ta religion », analyse Fatih.

Fatih et sa famille n’a pas le droit d’être au Liban. S’il se fait arrêter, il peut aller en prison ou être renvoyé en Syrie. Pourtant, il sort quand même. Même s’il se trouve en sécurité à Chatila car les autorités n’y font pas la loi, Il ne veut pas en faire une prison.

À Beyrouth, il enregistre de la musique dans un homestudio dans le quartier d’Ashrafiey.

Le rap, il le pratique depuis l’âge de 12 ans. En 2006, il sort un disque de deux chansons avec un ami qui est resté en Syrie. De temps en temps, il monte sur les scènes de bars beyrouthins ou de l’UNESCO. Son groupe actuel se compose de chanteurs de Trablus, Baalbek (Liban), Damas, Homs (Syrie) et des territoires palestiniens.

« La société libanaise n’est pas solidaire avec les réfugiés palestiniens »

Pour Sylvain Perdigon, anthropologue spécialiste de la question palestinienne, les réfugiés palestiniens de Syrie sont les plus mal lotis. En tant que Palestiniens, ils souffrent des restrictions législatives et de l’indifférence générale et en tant que Syriens, ils pâtissent d’une haine des Palestiniens du Liban, qui les voient comme des privilégiés, touchant plus d’aides et prenant leur travail.

Aujourd’hui, Fatih a 21 ans. Nous le retrouvons à la fin de sa journée de travail puis il nous emmène chez lui. Nous réalisons une partie de l’entretien à la lumière des bougies, dans la pièce qui fait office de chambre. Les tableaux accrochés au mur ont été peint par son frère. Celui-ci est assis à côté de son père sur le lit alors que la mère reste hors du cercle de discussion, en tailleur sur un matelas. De temps en temps, son frère ajoute quelques phrases en langue des signes. Le père ne parle qu’arabe, ses propos nous sont interprétés par un ami. Fatih se débrouille en anglais.

Pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, Fatih travaille depuis un an au noir sur un chantier d’une ONG du camp pour 300 dollars par mois. Grâce à elle, il vient juste de trouver un appartement qu’il loue à des Palestiniens « qui ont réussi » et qui ont donc quitté le camp pour s’installer dans Beyrouth. Il a emménagé il y a deux semaines et son père les a rejoint il n’y a que deux jours.

Son frère, sa mère et son père ne travaillent pas. Son frère est sourd-muet et sa mère, c’est comme ça. Son père a des difficultés pour en trouver. Il explique lui-même que « Chatila est un village, avec ses règles et ses usages. À Yarmouk et à Burj-el Barajneh, ce n’était pas comme ça. Alors je reste beaucoup à la maison ». Il empresse d’ajouter : « Ici, on a un plafond et des fenêtres. Les infrastructures étaient en meilleur état à Burj-el Barajneh, mais notre habitation était un taudis ».

Ils trouvent que la vie est plus chère au Liban qu’en Syrie. Ici, ils ont besoin de 15 000 livres libanaises par jour pour la famille (environ 10 dollars). L’UNRWA leur verse 100$ par mois pour le logement et 1$ par jour et par personne pour manger. Enfin, les frères de son père qui habitent au Danemark ou en Suède leur envoient régulièrement de l’argent.

Les matelas Hello Kitty sur lesquels nous effectuons l’entretien ont été donné par l’ONG qui embauche Fatih. Les couvertures et quelques habits viennent de la mosquée.

L’identité minoritaire comme kit de survie

En Syrie, la famille s’est toujours sentie syrienne. À part le droit de vote, ils avaient tous les droits civiques. Ils pouvaient aller à l’école et chez le médecin gratuitement. Au Liban, ils découvrent qu’ils sont palestiniens, et que ce statut les pénalise comme tous les autres palestiniens. Paradoxalement, ils arrivent à survivre avec l’aide de l’UNRWA qui n’est versée qu’aux réfugiés palestiniens.

« La guerre nous a contraint à faire un choix »

À 57 ans, le père, qui est né en Syrie, ne veut pas choisir entre ses deux identités. Il n’y a pas de choix à faire.

Du choix, ils aimeraient bien en avoir pour partir du Liban. Retourner à Yarmouk, s’installer au Danemark ou mieux, en Palestine. Dans leurs rêves, tout est encore possible.

Bêjen et Fatih ne se connaissent pas et ne se croiserons probablement jamais, même s’ils retournent tous les deux en Syrie comme ils l’espèrent. En attendant, ils sont obligé de remettre en question leur identité : les Libanais n’ont que faire des subtiles nuances kurdes et palestiniennes.

*Le prénom a été modifié.

Article écrit en collaboration avec Maxime Grimbert.