Bruno Masi

Bruno Masi est l'auteur de 1914, dernières nouvelles
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Bruno Masi a 38 ans. Il suit l’IEP de Toulouse après une Hypokagne et fait une maîtrise de lettres modernes. Dès 14 ans, il réalise des stages, puis des CDD à Var Matin, Après ses études, il pige pour France Culture et Libération. Il s’installe définitivement à Paris en 1999. Il travaille à Libération jusqu’en 2007. A côté, il collabore à des magazines et des émissions de télévision. Aujourd’hui encore, il est réalisateur pour Personne ne bouge !

D’où vous est venue l’idée de réaliser un webdocumentaire sur Tchernobyl ?

Bruno Masi : J’ai été journaliste au service Culture de Libération pendant huit ans. J’y faisais des reportages avec Guillaume Herbaut. Dès 2002, nous avons commencé à travaillé ensemble sur Tchernobyl. En 2008, après mon départ, nous avions envie de collaborer à nouveau ensemble. [tweetable alt= »La presse mourante, nous avions du mal à nous exprimer dans nos journaux. @brmasi cc @davduf »]Avec Philippe Brault et David Dufresne, nous avons constaté que cela devenait de plus en plus difficile de trouver de la place dans nos journaux pour nous exprimer[/tweetable]. La presse périclitait. Il fallait dégager de nouveaux espaces d’expression. Le web en était un. Il nous offrait la possibilité d’utiliser des moyens de narration autres que la photo et le texte. Le webdocumentaire fut une manière différente de raconter ce que Guillaume et moi avions vu à Tchernobyl et de s’octroyer une nouvelle liberté.

Pourquoi Tchernobyl ? C’est un territoire qui nous fascinait toujours autant et nous n’avions pas l’impression d’en avoir fait le tour. A partir de 2009, nous avons consacré deux années de notre parcours à la réalisation de La Zone.

Quelle place occupe un journaliste dans la réalisation d’un webdocumentaire ?

Bruno Masi : Dans un projet de webdocumentaire, le journaliste est souvent l’auteur. [tweetable alt= »Les journalistes se sont emparés du webdoc plus tôt que les documentaristes. @brmasi »]C’est d’autant amusant qu’aux débuts du webdocumentaire, ce sont les journalistes qui s’en emparaient, et non les documentaristes.[/tweetable]

Dans un projet interactif, la difficulté est d’envisager toute la chaîne de fabrication. Il faut pouvoir interagir avec des métiers qui ont leurs propres langues et concevoir que le projet est fragile car les usages et les technologies évoluent. Un projet comme La Zone paraît vieux aujourd’hui.

Pour l’auteur, acquérir une vision à 360 degrés est primordial. A l’Ina, l’objectif est d’acculturer les auteurs. On ne dit pas que les journalistes doivent apprendre à coder, mais ils doivent comprendre ce que cela implique en terme de temps et de coûts. Il faut être polyglotte.

En 2011, vous disiez “qu’il n’y a pas forcément quelque chose de nouveau dans tout ça, mais une démocratisation de la technologie”.
Votre avis a-t-il changé en trois ans ?

Bruno Masi : Non, [tweetable alt= »La majorité des nouvelles formes de narration s’est démocratisée. @brmasi »]la majorité des nouvelles formes de narration s’est démocratisée.[/tweetable] Les applications qui permettent de réaliser du “Snow Falling” et du scrolling sont gratuites et très accessibles.

En revanche, la frange de la création défendue par les diffuseurs comme Arte ne s’est pas démocratisée, au contraire. Les projets comme Fort Mc Money coûtent toujours plus chers et les technologies sont de plus en plus compliquées.

Je salue France Télévisions et Arte qui jouent la carte de l’expérimentation. Ils se posent la question que je trouve obsédante : Quelles sont les nouvelles manières de raconter des histoires, quels sont les nouveaux outils de narration proposés par le web ?

Vous pensiez également “qu’il y a un vrai désir pour des histoires non-linéaires”.
Pourtant, les statistiques montrent l’inverse.

Bruno Masi : Oui, mais [tweetable alt= »A chaque histoire son format. @brmasi »]à chaque histoire son format.[/tweetable] Certaines histoires se racontent avec un webdocumentaire, d’autres avec un film, un livre ou un jeu vidéo. Il faut trouver le bon format pour la bonne histoire.

La question est subsidiaire en fonction des histoires qui sont racontées. [tweetable alt= »La délinéarisation est le degré zéro du web. @brmasi »]Certaines permettent la délinéarisation… qui est le degré zéro du web.[/tweetable] Le lien hypertexte est l’essence du web.

Nous devrions peut-être tendre vers des projets plus participatifs.

Pouvez-vous me citer un produit transmédia qui vous a marqué ? Pour Alice Antheaume, “on patauge sur les formats”.

Bruno Masi : Je partage l’avis d’Alice Antheaume. Cela me fait plaisir de l’entendre dire ça ! [tweetable alt= »Je peux vous citer 10 films qui m’ont scotché ces 3 derniers moins, mais aucun webdoc! @brmasi cc @alicanth »]Je peux vous citer dix films qui m’ont scotché ces trois derniers mois, mais aucun projet interactif![/tweetable]

Vous travaillez dans un milieu qui ne vous scotche pas…

Bruno Masi : Je l’assume. [tweetable alt= »La période 2008 – 2010 était fructueuse. Depuis, cela rame un peu. @brmasi »]La période 2008 – 2010 était fructueuse. Depuis, cela rame un peu.[/tweetable] J’ai entendu beaucoup de réactions négatives contre ce constat que j’ai formulé dans les e-dossiers de l’audiovisuel. Je suis certain que nous ne tenons pas encore toutes les promesses du transmédia.

Va-t-on adapter les histoires pour le jeu vidéo ?

Bruno Masi : Je ne sais pas. Vous me cueillez au mauvais moment. Je n’ai que des questions, pas de réponses ! [tweetable alt= »J’ai plein de projets en cours qui remettent en cause tous les certitudes. @brmasi »]J’ai plein de projets en cours qui remettent en cause tous les certitudes.[/tweetable] Nous avons mis beaucoup de temps à nous rendre compte que le jeu vidéo faisait depuis trente ans ce que nous voulions réaliser. Aux questions de l’interactivité, de l’expérience utilisateur, de l’engagement et de la scénarisation, le jeu vidéo y répond très bien. Aujourd’hui nous ne demandons comment mieux écrire nos histoires sans les gamifier. Le jeu vidéo est en train de progresser considérablement. L’immersion du joueur est de plus en plus forte grâce à des scénarii très élaborés. J’adore jouer, c’est un véritable plaisir intellectuel !

Pouvez-vous me citer un jeu vidéo qui vous a marqué ?

Bruno Masi : Oui ! J’ai trouvé The Last of Us génial. C’est ma dernière claque. Sinon, je commence à jouer à des jeux indépendants. J’aime beaucoup ceux de Jenova Chen, comme Journey.

Jusqu’où pourrait aller l’interactivité ?

Bruno Masi : Tout dépend de ce qu’on entend par interactivité. Si c’est le choix du parcours dans un espace, il y a encore de la marge. Les Google Glass, la réalité augmentée et les terminaux vont encore évoluer.

[tweetable alt= »Ce que j’aime dans le web aujourd’hui, c’est tout ce qui échappe aux producteurs traditionnels de contenu. @brmasi »]Ce que j’aime dans le web aujourd’hui, c’est tout ce qui échappe aux producteurs traditionnels de contenu.[/tweetable] La création est partout sur le web, sur Youtube, Instagram, Facebook… Les créations qui ne sont pas encadrées par des auteurs sont les plus intéressantes !

Les produits interactifs sont-ils accessibles au plus grand nombre ?

Bruno Masi : [tweetable alt= »Nous avons la capacité de production d’Hollywood et la capacité de diffusion de la Corée du Nord ! @brmasi »]Nous avons la capacité de production d’Hollywood et la capacité de diffusion de la Corée du Nord ![/tweetable] L’audience est très mince. La plupart des gens ne connaissent pas les produits transmédias. Et le web, c’est avant tout du servitiel. Les gens vont sur internet pour un besoin concret : acheter des biens, aller au cinéma, consulter leur compte Facebook… pas pour regarder des histoires. Nous nous battons contre cela. Il faut dire que nous avons la chance d’être dans un secteur qui n’est pas très regardant sur l’audience. Nous aimons que nos oeuvres soient vues, mais il reste de la marge pour que le format devienne dominant.

Existe-t-il des spécificités selon les pays ?

Bruno Masi : Selon moi, et je le dis avec des pincettes, certains pays produisent des projets qui ont des formes très spécifiques à cause de leur infrastructure et de la géographie.

[tweetable alt= »Les projets australiens et néo-zélandais sont très tournés vers le mobile. @brmasi »]Les projets australiens et néo-zélandais sont très tournés vers le mobile.[/tweetable] En Amérique Latine, les projets hyperlocaux marchent très bien. En Europe, nous sommes touche-à-tout. Les projets transmédias émergent dans les pays de l’ex-Yougoslavie, en Italie et en Espagne. Mais les supports et les financements ne sont pas les mêmes.

Aux Etats-Unis par contre, proportionnellement à l’importance du web, les productions interactives n’ont qu’une faible place. Les américains sont plutôt sur les réseaux sociaux.

Certains pays sont-ils hostiles au webdocumentaire ?

Bruno Masi : Certains pays n’ont pas les bonnes infrastructures d’accompagnement et de production de projets transmédias. Mais aucun pays n’y est hostile. Il faut se demander ce qui fait une industrie : des professionnels, des producteurs, des diffuseurs et dans le meilleur des cas – En France ou au Canada – , des structures publiques d’accompagnement.

[tweetable alt= »J’ai fait partie du jury de sélection des @crossvideodays et j’ai vu des tonnes de dossiers passionnants! @brmasi »]J’ai fait partie du jury de sélection des Cross Video Days et j’ai vu des tonnes de dossiers passionnants.[/tweetable] Une photographie a un instant donné de la création mondiale !

On assiste à l’émergence d’une multitude de pays qui ont malheureusement une économie fragile. En revanche, les professionnels sont très compétents. Dans les pays de l’Est par exemple, ils sont à la pointe dans le développement et dans le jeu vidéo. Il ne faut pas croire que l’Europe produit des projets transmédias et que le reste du monde ne s’y intéresse pas, loin de là !

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Quel était votre rôle sur le projet ?

Bruno Masi : Je suis l’auteur de ce projet. J’ai travaillé sur sa conception et plus spécifiquement sur le contenu. Nous avons fait un dépôt d’écriture au CNC en 2011 puis avons travaillé pendant deux ans à la configuration et au développement du projet. Toute la production était gérée par une équipe de réalisation constituée d’un chef de projet, de deux rédactrices et de trois professeurs. Les notices étaient écrites par les rédactrices et validées scientifiquement par les professeurs. J’ai accompagné cette équipe sur l’editing et la relecture. Nous avons terminé tout le contenu il y a quinze jours [mi-avril NDLR].

C’est vous qui avez fait le choix de publier une vidéo le week-end ?

Bruno Masi : Oui, avec l’équipe. Dès le début nous voulions raconter au jour le jour la période méconnue de l’avant-guerre. Nous pensions par ailleurs, diffuser uniquement des articles de presse. Lors de notre découverte des incroyables fonds photos, nous avons orienté la production. Chaque jour, les internautes peuvent découvrir un article de presse accompagné d’une photographie.

Le webdocumentaire s’arrête le 2 août, date de la déclaration de la guerre. Le processus de validation des contenus est assez long. Ils doivent être vérifiés par Arte puis traduits en allemand.

La vidéo était-elle réalisée par une équipe spécialisée ?

Bruno Masi : Oui, Bérénice Meinsohn est la réalisatrice des vidéos. Elle utilisait beaucoup les photographies publiées dans la semaine. Nous racontions le quotidien la semaine et prenons du recul le week-end. [tweetable alt= »#1914DernièresNouvelles, c’est un peu comme un pure-player. @brmasi »]Un peu comme un pure-player ![/tweetable]

Quels sont les retours sur ce projet ?

Bruno Masi : Les retours sont positifs. [tweetable alt= »Depuis janvier, + de 600 000 visiteurs uniques ont consulté #1914DernièresNouvelles. @brmasi »]600 000 visiteurs uniques ont consulté le webdocumentaire.[/tweetable] Nos partenaires Le Monde et Die Zeit nous accompagnent très bien. Nous avons également mis en ligne un jeu Facebook.

L’enjeu est d’observer les usages. [tweetable alt= »La question posée par #1914DernièresNouvelles : Comment faire revenir les internautes ? @brmasi »]Comment faire revenir les internautes ?[/tweetable] D’après les chiffres, la durée de consultation varie entre 2 minutes et 2 minutes 30. Nous l’avons estimé à 2 minutes 30 – 3 minutes. C’est très satisfaisant. Les chiffres définitifs, notamment les taux de retours nous seront communiqués en juillet.

Vous savez que les internautes reviennent…

Bruno Masi : Oui. Même s’ils ne reviennent pas tous les jours, ils ont compris que le rendez-vous était quotidien. Nous voulions faire un projet très simple. L’interface est importante. Le son et la couleur évoluent dans le temps et racontent la montée de la guerre. En janvier, le son est léger avec des chants d’oiseaux. Petit à petit, il devient grave, intensifié par les coups de canons qui se font entendre au loin. De la grammaire comportementale !

Avez-vous essuyé des critiques de la part d’allemands ?

Bruno Masi : Les allemands ont très bien accueilli le projet, même s’il est porté par des français. Nous avons pris le soin d’intégrer une chargée de production allemande et une des rédactrices est bilingue. Les articles publiés dans la version allemande ne sont pas uniquement des traductions.

Certaines personnes vous ont-elles reproché de ne pas raconter “la vérité” ?

Bruno Masi : L’historicité de cette période n’est plus aussi nationale qu’elle aurait pu être. Elle est devenue transnationale. Les professeurs sont tous dans des conseils scientifiques. Un certain nombre d’éléments est consensuel.

Malgré la collaboration des professeurs, nous nous sommes rendus compte que cette période était historiquement très floue. Un nom peut être écrit de trois manières différentes dans trois articles différents, les dates ne correspondent pas… Ce flou très étrange, propre à cette période, est aussi la conséquence de la normalisation progressive des inventaires des évènements et des faits. Nous avons reçu quelques mails de spécialistes qui corrigent un nom, mais personne nous a reproché de faire de la désinformation. C’est assez difficile car nous travaillons uniquement sur la base d’articles et de photos authentifiées par un fonds d’archives.

Combien le projet a-t-il coûté ?

Bruno Masi : 300 000 €. C’est cher. L’interface est coûteuse car le back-office doit supporter une grosse base de données. Mais d’un autre côté, le projet dure huit mois.