The News Gap – Note de lecture

the news gap

Dans la seule étude publiée à ce jour, Pablo Javier Boczkowski et Eugenia Mitchelstein de l’Université Northwestern dans l’Illinois analysent le phénomène du « news gap ».

Titre du livre : The News Gap
Titre complet du livre : The News Gap, When the information preferences of the media and the public diverge
Auteurs : Pablo Javier Boczkowski, Eugenia Mitchelstein
Éditeur : The MIT Press
Parution : novembre 2013
Nombre de pages : 256 pages

« The news gap », un fossé impossible à résorber ?

Pablo Javier Boczkowski et Eugenia Mitchelstein, professeurs à l’Université de Northwestern dans l’Illinois ont étudié en 2008 et 2009 un phénomène que tout le monde connaît, mais qui n’a jamais été étudié scientifiquement, le « news gap ». Sur un média en ligne, les articles les plus lus sont rarement les mêmes que les articles mis en avant par les journalistes. Les auteurs se livrent à une analyse de ce phénomène.

La notion de « news gap »

Reprenons tout d’abord la métaphore employée par les auteurs pour illustrer le « news gap ». Une boulangerie traditionnelle ouvre dans le quartier. Ses propriétaires souhaitent évidemment gagner leur vie avec le commerce mais veulent aussi, dans un souci de conscience citoyenne, proposer des aliments sains. Ainsi, ils fabriquent du pain avec de la farine raffinée et de la farine complète. Il ne leur faudra pas longtemps pour se rendre compte que les clients achètent très majoritairement des aliments confectionnés avec la farine raffinée, pourtant moins bonne pour la santé.

Ce phénomène peut être parfaitement transposé aux problématiques d’un média. Il y a plus de 70 ans, Robert Park, ancien journaliste et figure importante de Chicago School écrivait déjà que « nous [les journalistes] pouvons être désireux de publier ce qui est ou qui semble être édifiant mais nous voulons lire ce qui nous intéresse ». L’étude de Pablo Javier Boczkowski et Eugenia Mitchelstein, qui s’intéresse uniquement à des sites d’information en ligne, est pertinente malgré un contexte différent. Quand on souhaite s’informer en lisant le journal papier, il faut acheter toute l’édition et pour lire les informations qui nous intéressent, on passe difficilement à côté des autres. En ligne, il est beaucoup plus simple d’accéder directement au contenu qui nous intéresse.
Le changement vaut également pour les journalistes. Il est plus difficile pour les médias de ne pas prendre en compte les préférences de leurs lecteurs en matière d’information.

La notion de « news gap » est difficilement traduisible en français. Pour les auteurs, le « news gap » est l’écart, exprimé en pourcentage, entre ce que recommandent les journalistes et ce que les consommateurs consultent, en particulier concernant les contenus traitant des informations d’intérêt général. L’information dite d’intérêt général (« public-affairs news ») demande un effort d’interprétation et s’oppose à ce que les auteurs appellent l’information de divertissement (« non public-affairs news ») et qui est synonyme de relaxation.
Pour définir l’écart mentionné ci-dessus, les auteurs ont étiqueté chaque article qui apparaissait dans la catégorie des articles recommandés ou la catégorie des articles les plus lus pendant une période donnée, qui varie selon les cas de figure.

Des préférences divergentes en matière d’information

Pour leur étude, Pablo Javier Boczkowski et Eugenia Mitchelstein ont procédé à deux classements pour quatre catégories. Chaque article étudié traite soit d’une information d’intérêt général, soit d’une information de divertissement. Le deuxième classement concerne le format. Un article peut être une brève qui rapporte les faits (« straight format »), un reportage ou une analyse (« feature format »), une chronique (« commentary »), un billet de blog ou un contenu publié par un lecteur. Les catégories étudiées sont les articles « recommandés par les journalistes », « les plus lus », les « plus partagés par email » et les « plus commentés ». L’étude porte sur 20 sites, dont El Mundo (Espagne), Clarín (Argentine) et CNN (États-Unis).

La première phase de l’étude consiste à analyser le « news gap » en matière d’information d’intérêt général. Le 17 mars 2008, l’article mis en avant par la rédaction du Tagesspiegel s’intéressait à la crise kosovare et l’article le plus lu relatait les faits d’un meurtre à Berlin. Au Brésil, les journalistes de Folha ont choisi de recommander un article sur la crise au FMI mais les lecteurs ont préféré lire un article sur le show-buziness. Toujours à la même date, le top 10 des articles les plus recommandés par les journalistes de Clarín en Argentine proposent 35 % d’informations d’intérêt général. Celui des articles les plus lus n’en comporte que 26 %. Le « news gap » s’élève donc ici à 9 %. En moyenne, le « gap » s’élève à 18 %.

Les auteurs ont également trouvé que le « news gap » n’était pas dépendant de la situation géographique du journal et de son idéologie. Le 24 mars 2008 en Espagne, El Mundo et El País, deux journaux qui ont une ligne éditoriale politique différente affichent respectivement six et sept articles d’information de divertissement dans le top 10 des articles les plus lus. La mondialisation aurait pour conséquence une concentration des groupes de médias et une influence directe sur les sujets traités.
Bref, les internautes le disent eux-mêmes lors d’entretiens menés avec les auteurs : ils préfèrent l’information légère, divertissante ou utile (en anglais « news you can use »). Pour l’information d’intérêt général, ils ne vont généralement lire que les titres des articles : quand ils cliquent sur les contenus qui les intéressent, ceux-ci traitent dans la majorité des cas d’information de divertissement.

L’exception démontrée par The News Gap est sans doute le point fort de l’étude. Les auteurs ont étudié le « news gap » sur deux événements politiques majeurs, l’élection présidentielle américaine et la crise politique argentine en 2008. Pour l’élection américaine, les auteurs ont analysé les chiffres sur deux périodes, la première allant d’août à novembre 2008 et la seconde du 27 octobre au 9 novembre. La première période analysée montre que les recommandations d’articles traitant de l’information d’intérêt général des journalistiques sont très stables, contrairement au top 10 des articles les plus vus qui subit de fortes variations : le nombre d’articles traitant de l’information d’intérêt général présent dans le top 10 augmente jusqu’au 4 novembre, jour de l’élection, et chute juste après. Sur la période la plus courte, on constate que le « news gap » est égal à 50 % sur CNN, qu’il est nul sur ABC et qu’il est même négatif de -12 % sur le Washington Post. En d’autres termes, les lecteurs du Washington Post consultent davantage de contenu d’intérêt général que les journalistes n’en proposent.

La deuxième phase de l’étude consiste à analyser le « gap » entre les choix des journalistes concernant les articles à mettre en avant et ceux des internautes à lire des articles en fonction de leur format. Les formats pris en compte sont la brève, le reportage ou l’analyse, le commentaire, le post de blog et le contenu produit par un utilisateur.
En moyenne, le format de brève est préféré par les journalistes à 72 %. Du côté des consommateurs, le format de brève est préféré à 61 %.
Le commentaire est utilisé par 26 % des journalistes de Die Welt et pas du tout par ceux de Fox. En moyenne, les consommateurs le consultent 10 % du temps. Les chiffres des formats de blog et de contenu produit par l’utilisateur (UGC) sont encore plus faibles. En moyenne, les articles recommandés par les journalistes sont des billets de blogs 4 % du temps et des UGC (Les user generated content sont des contenus (articles, photographies, vidéos…) produits par les lecteurs du média) à 1 % du temps.
Les brèves sont systématiquement dans le haut du top 10 des articles les plus lus, même s’il existe cette fois ci des différences géographiques. Par exemple, Les brèves occupent 42 % du top 10 de Die Welt et 77 % du top 10 du Guardian.

En résumé, les consommateurs consultent plus d’information de divertissement au format brève que les journalistes ne leur en proposent, et ces derniers recommandent davantage de brèves de contenu d’information d’intérêt général que les consommateurs n’en consultent. Entre le choix du format par les journalistes et les lecteurs dans les top 10, le « news gap » s’élève à 17 %.

La dernière phase de l’étude consiste à comparer le top 10 des articles recommandés par les journalistes avec les top 10 des articles les plus lus, les plus partagés par mail et les plus commentés. Contrairement à l’information de divertissement, les articles traitant d’information d’intérêt général sont proportionnellement (par rapport aux contenus mis en avant par les journalistes) d’abord commentés puis consultés et enfin partagés par mail. En parallèle, les articles les plus recommandés sont des contenus d’intérêt général écrits sous forme de brève. Si nous reprenons une comparaison annuelle, nous pouvons remarquer que les articles les plus consultés sont des chroniques portant sur des informations d’intérêt général à 27 % en 2008 contre 13 % en 2009. Le « news gap » entre les articles d’intérêt général recommandés et les articles les plus commentés s’élève à -35 % en 2008 et à -9 % en 2009. Cela signifie que les lecteurs commentent plus de contenus d’information d’intérêt général que les journalistes n’en mettent en avant. Malgré l’élection présidentielle, l’article le plus partagé par mail le 4 novembre 2008 est un article d’information pratique qui livre des conseils pour atténuer une migraine. En résumé, les internautes cliquent sur du contenu qu’ils jugent intéressant, partagent par mail des contenus bizarres et utiles et commentent les articles controversés.

Existe-il un remède au problème du « news gap » ?

Pour l’information, le « gap » est dû aux thématiques abordées et non pas au style ou au format. Les journalistes recommandent principalement des articles d’intérêt général sous forme de brève et les internautes lisent avant tous de l’information de divertissement, sans forcément tenir compte du format. Le « news gap » peut s’élever à plus de 20 %.

Pour les auteurs de l’étude, quatre solutions semblent s’offrir à un média généraliste pour atténuer le « news gap ». La première consiste à proposer du contenu avec un format innovant, la deuxième à devenir un média de niche, la troisième à baisser en gamme et la dernière à avoir une production de contenu qui s’adapte à la demande en fonction du calendrier politique. Les auteurs estiment que seule cette dernière est viable.

Les médias jouent sur deux terrains et là est leur point faible. Ils doivent parler aux leaders d’opinion et au grand public avec la difficulté suivante : les leaders d’opinion ne les lisent que s’ils sont tournés vers le grand public et ce dernier ne lit les médias que s’ils s’adressent aux leaders d’opinion. Autrefois, le « gap » représentait la puissance des médias à régir l’agenda médiatique. Désormais, ils ont perdu cette puissance et « doivent faire face à la réduction des ressources et à un public qui se désintéresse des reportages et des analyses d’informations d’intérêt général, peu disposé [le public NDLR] à prendre en main l’information en ligne. L’ombre d’un doute a surgi quant à la perspective de l’émergence d’une citoyenneté informée ».